Trois livres ont changé radicalement ma vision du monde. Je n’ai pas tout de suite compris ce qui les reliait. Je les ai lus avec passion. J’avoue que les premières pages de certains ont nécessité un peu d’effort. Mais ils m’ont permis de découvrir et de ressentir que… le monde n’est que représentations. Et que voir et comprendre le monde de cette manière a de nombreuses conséquences, y compris sur la vie de tous les jours.
J’aurais pu tombé sur ce sujet par la lecture de la grande oeuvre de Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation.. Mais, on apprend mieux par soi-même. Et cet ouvrage ne se livre pas facilement. Il n’a rien d’attrayant d’ailleurs, de prime abord.
Cet article participe à l’événement interblogueurs “Ces 3 livres m’ont mis KO” organisé par le blog lireetavancer. J’apprécie beaucoup ce blog, et en particulier cet article qui nous parle du livre La magie de voir grand de David J.Schwartz et comment notre manière de voir le monde influence nos actions.
Ce qui m’a attiré vers ces trois livres : l’audace, la rébellion, l’irrévérence.
Critiquer Kant. Oser s’attaquer au monstre Kant. Déboulonner une statue. Voilà qui aurait pu attirer mon attention sur Schopenhauer. Mais quand on a 16 ans, on ne s’intéresse pas vraiment à la philosophie. Et ces centaines de pages, froides, rigoureuses, illustrées d’exemples d’un autre temps ne sont pas très vendeuses. Trop compliquées, trop ch….
Le cadeau de ma grand-mère
Ma grand-mère attachait beaucoup d’importance aux cadeaux symboliques. Elle souhaitait m’offrir des livres “de bibliothèque”. Je crois qu’elle était abonnée à France Loisir qui publiait de belles éditions classiques. Elle me proposa d’abord une sélection parmi les meilleurs auteurs policiers. Mais pour moi, ce n’était pas de la grande littérature. Et quitte à acheter des beaux livres, pourquoi ne pas choisir un monument. La renommée de Proust était arrivée à mes oreilles. J’ai donc choisi Proust pour sa notoriété. Et aussi par défi. Car j’avais d’un côté l’image d’une oeuvre magnifique, et de l’autre, d’une lecture compliquée par des phrases qui n’en finissaient pas.
A la recherche du temps perdu
J’ai donc abordé la “recherche du temps perdu” par défi et me suis promis de finir les 12 tomes pour mes 18 ans. Ce n’est donc pas pour l’intérêt du livre que je me suis mis à sa lecture, mais comme un alpiniste se lance dans l’ascension de l’Everest. Et les premiers temps furent assez pénibles. Je ne comprenais ni l’intérêt du livre, ni où l’auteur voulait en venir. Certes, je reconnaissais la maîtrise d’une langue, comme je n’en avais connue. C’est un livre qui traîne le lecteur dans une volonté, une rage, une obsession de décrire les événements, les personnages et leurs pensées avec l’élégance et la précision d’un orfèvre.
La lecture “du côté de chez Swann” fut donc laborieuse car je ne regardais pas au bon endroit. Je ne me suis pas laissé transporté par cette vanité de vouloir transposer le temps passé dans l’éternité.
Un blasphème ?
Tout bascula à la lecture du passage où le baron de Charlus, personnage clé et ambigu, est surpris par le narrateur dans des ébats homosexuels, scène à l’opposé de l’image établie jusque là. Les 30 pages qui décrivent le tableau firent voler en éclat tous mes préjugés sur le livre et l’auteur.
Je ne m’y attendais absolument pas. Cela changeait tout le sens du livre, et pas seulement à propos de ce passage.
Nous étions à la fin des années 80. L’homosexualité était encore bien moins acceptée qu’aujourd’hui. Et l’idée qu’un auteur classique, élitiste, aborde ce thème avec autant de crudité me fit porter un autre regard sur ses motivations.
Je repris tout depuis le début.
Peu à peu, je m’habituais à sa langue, me livrais à l’oeuvre et me laissait porter par le rythme. Ce n’était pas tant l’histoire qui m’importait maintenant mais cette volonté farouche de saisir l’essence des instants à travers les personnes qui les vivaient. Je commençais à appréhender le tourbillon des descriptions qui précisaient le sens d’un geste, le ressenti d’une parole, l’ambiguïté d’un sentiment. Un tourbillon qui créait le temps.
Finir la recherche
Je m’étais promis de finir la “Recherche du temps perdu” le jour de mes 18 ans. Je m’y tins.
Dans ce défi, je découvris un auteur… transgressif de son milieu, de la littérature, de la physique. Un geste de pure vanité. Magnifique, grandiose. Il défiait le temps par des représentations.
Les chants de Maldoror
Lautréamont serait sans doute resté dans les oubliettes si André Breton n’avait pas expurgé de la Bibliothèque Nationale “les Chants de Maldoror”, poème en prose publié à compte d’auteur. Il y vit les prémices du surréalisme. Ce qui ne manque pas de charme pour un adolescent à la recherche de ses propres limites et donc à l’affût, là encore, de toute forme de transgression.
Je découvris Lautréamont par ce texte, extrait de mon manuel de Français traitant des auteurs moins connus de la fin du XIXème siècle.
“Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon cœur bat.”
de Lautréamont, Isidore Ducasse comte. Les Chants de Maldoror (French Edition).
Non que ce passage ait fait écho en moi. Il était là encore une forme de prouesse littéraire, une claque aux conventions et à la bienséance. Une remise en cause de l’ordre établi.
La légende du Comte de Lautréamont est couronnée par sa mort précoce à 24 ans. J’étais de santé cahoteuse, une maladie de Crohn qui m’avait fait perdre un tiers de mon poids. Je me donnais alors comme objectif de vivre au moins jusqu’à cet âge. J’étais donc aux deux tiers de ma vie.
Rencontre fortuite
Là encore, je partais à la rencontre d’un livre pour ce qu’il représentait et non pour lui-même. Mais j’en retins le plaisir fulgurant de réunir des images, des concepts et des sensations de domaines différents voire opposés. J’avais la sensation de découvrir un auteur qui s’obligeait à ne donner aucune limite à son imagination. Il réinventait le sens des mots. Des mots sensés nous permettent de bien nous exprimer. Alors qu’ils nous limitent dans leur définition fermée et nous empêche de partager nos sentiments profonds, nos émotions, notre histoire et nos désirs, nos projets…
A travers Lautréamont, je découvris un des objets de la poésie : dépasser la langue, les mots par des associations inconnues. Un peu comme des mélanges chimiques permettent de faire naître des nouveaux états de la matière, de nouvelles molécules.
Les “beaux comme…” de Lautréamont étaient une porte d’accès vers un monde plus ressenti, plus vivant, plus profond, plus précis. C’était un monde révélé et… inventé.
“Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’un parapluie et d’une machine à coudre”,
de Lautréamont, Isidore Ducasse comte. Les Chants de Maldoror (French Edition).
Phrase énigmatique… sauf quand on réalise que c’est la représentation d’un acte amoureux. Il ne s’agit pas de visualiser la scène avec les deux objets posés ; mais plutôt à réunir tout ce qu’ils évoquent.
La science fiction
Je me suis plongé dans la science fiction bien plus tard. Car, comme beaucoup, j’ai considéré la science fiction comme un genre mineure, uniquement destiné à faire peur, à distraire. L’équivalent masculin des romans à l’eau de rose.
Autant dire qu’à leur lecture, j’en suis bien revenu. Je dirais même aujourd’hui que c’est le genre littéraire le plus riche car il intègre toutes les autres formes : historique, policier, dramatique, humoristique, philosophique, initiatique…
Beaucoup de livres de sciences fictions m’ont donné des claques. Mais il y a un diptyque qui me fit comprendre le lien qui avait fait réunir Proust et Lautréamont dans mon Panthéon : Illium et Olympus de Dans Simmons.
Dan Simmons
Dan Simmons n’est pas qu’un auteur de sciences fiction. C’est un genre de surdoué à qui vous donnez un thème, le plus improbable possible et boum, il vous en fait une histoire incroyable. Dans Illium et Olympus, il réunit des post-humains, les personnages de la guerre de Troie, et ceux de “la Tempête” de Shakespeare. Non pas en faisant des parallèles historiques ou en les faisant revivre, comme l’a fait Philip José Farmer dans Le Peuple du Fleuve.
Voici le topo :
Les post-humains maîtrisent tous les aspects de la manière et du temps, voyagent entre les univers parallèles et ont le pouvoir… de revivre ou faire revivre tout événement.
Leur habitat se situe sur une variation de la planète Mars (qu’ils ont fait venir d’un univers parallèle). Ils ont pris la forme de divinités grecques et vivent sur Olympus Mons, le plus haut volcan du système solaire (qui existe réellement).
Que font-ils de leur journée ? Pas grand chose à part revivre ce qui semble être le fondement de leur culture : savoir si la Guerre de Troie aurait pu finir autrement. Pour cela, ils la font se dérouler indéfiniment et parfois interviennent pour obeserver les conséquences.
Une puissance infinie, mais pour quoi faire ?
Voici des hommes qui ont tous les pouvoirs, qui ont accès à tout, pourraient tout faire, et finalement qu’est-ce qui les intéresse ? La guerre de Troie. Ils refont vivre indéfiniment la Guerre de Troie.
C’est-à-dire que même lorsque l’on a tous les pouvoirs, on n’est limité que par ce que l’on peut imaginer.
Et c’est la clé de voûte qui m’a fait réunir ces livres.
Le monde n’est accessible que par représentation. Proust dans sa lecture du passé, dans son impuissance à englober le présent. Lautréamont, dans la création de représentations qui transfigurent notre vision du monde via des prismes poétiques. Et Dan Simmons que le pouvoir n’était pas dans la capacité de faire des choses, mais à les imaginer.
A chaque fois il s’agit de représentations du monde.
Ce qui nous limite
Nous vivons selon notre représentation du monde. Chaque instant de notre vie est liée à ce que l’on pense faisable ou pas, ce que l’on désire, ce dont on pense avoir besoin.
La réalité est une stabilité de représentations. Les théories physiques sont vraies selon des axiomes et tant que l’expérience fonctionne.
Pour changer le monde, il faut changer la représentation que l’on en a. Et pour nous-même s’il s’agit de la même chose.
Les représentations ont des conséquences bien concrètes car nous agissons en fonction d’elles.
L’oeuf et la poule
J’ai décidé de vivre libre et heureux. Ce choix peut paraître complètement illusoire, sauf si l’on pense que ce choix va avoir une expression dans nos actions et nos interactions avec autrui et le monde.
J’ai décidé de vivre pleinement ma vie. Le peu que j’y crois aura déjà des conséquences
Et plus cette représentation sera forte, plus les conséquences seront concrètes.
J’ai imaginé l’oeuf..
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Pour aller plus loin : l’article qui associe le pouvoir des représentation, du bonheur et de la liberté [cliquer ici]
Photo by Ben White on Unsplash
Wouuaaa Geoffrey, dans cet article on est dans de la grande littérature. J’ai beaucoup apprécié que tu partages ton histoire et tes sentiments, et ta sélection est variée. Avec ton article je me rends compte que je devrais commencer à lire de la science-fiction et des livres anciens.
Merci Geoffrey 😉
Merci pour ton commentaire Manu.
Attention, la SF peut être addictive !😉
Wow, je ne connais aucun de ces trois titres… Shame on me !
Bon, à la recherche du temps perdu me parle, mais je ne suis sûr de rien.
Merci beaucoup pour cet article Geoffrey, qui décrit de belle manière ton expérience de avec ces lectures 🙂
Je verrai au rayon littérature ce que je peux trouver à ma prochaine visite chez mon libraire 😉